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François Roustang : trois exercices pour la fin de la plainte (suite FDP)

jeudi 28 février 2019, par psyfph2

Ces exercices visent la refonte des habitudes. Pour y parvenir le premier exercice proposé est de retourner, à l’unité de l’esprit et du corps à revenir au corps pensant. Car pour Roustang (comme chez Nietzsche) le corps pense : « l’intelligence première et fondatrice est celle du corps » (p.14) toutes les autres en dérivent. Cela m’évoque l’apprentissage par l’action et son intériorisation en structures cognitives chez Piaget, mais ici il n’est question ni de structures ni de leur réflexion vers un autre lieu hypothétique qui serait le psychisme puisqu’ « il faut faire taire toute intelligence séparée des corps » (p.15). Le corps lui accède à un savoir immédiat. Il nous met en présence de notre situation dans sa globalité parce qu’il en est simultanément le principe organisateur. Il nous immerge dans l’action en tenant compte de tous les paramètres pertinents [1]. A l’opposé il y a l’intelligence paralysante, coupée du corps, elle veut comprendre, gérer, expliquer elle ne doit pas avoir le dessus car elle entrave le "corps pensant" et suivant l’expression populaire elle met à « côté de ses pompes ». Milton Erickson racontait à certains de ses patients l’histoire du mille-pattes dont la route croise celle d’un insecte. Ce dernier impressionné par la multitude de ses pattes lui demande : "Mais laquelle lèves-tu donc en premier pour marcher.?" Depuis cette question le mille-pattes ne peut plus avancer sans tomber dans le fossé. Voilà pourquoi "l’intelligence dérivée"coupée du corps est à mettre de côté. La conscience est un aveuglement elle « n’est ici que l’effet du trop de lumière venue de l’intelligence du corps » (p.14). Aussi faut-il ramener ses idées, discours, pensées... et en particulier, dans notre cas, la plainte au corps, la faire pénétrer comme un baume, comme un onguent dans ses épaules, dans ses pieds, ses bras... Il faut se laisser faire, se laisser glisser pour simplement arriver au point où le changement se fait de lui-même. Le terme d’exercice ne convient pas ici me semble-t-il parce que les moyens pour y parvenir ne sont pas explicités. Ces trois "exercices" reflètent plutôt un cheminement dans l’expérience hypnotique mais si Roustang avait employé le terme "d’état" par lequel passe le patient cela aurait renvoyé aux états d’hypnose de l’école de la Salpêtrière ainsi qu’à une forme de passivité.

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Le deuxième exercice consiste à ramener la relation au rien de la présence. Retrouver une relation dépouillée à soi-même, pas une relation d’intérêt, d’émotion ou de sympathie car « rien n’est exigé que d’être là dans son propre espace » (p.15). Je trouve cet état assez similaire au « mode être » (http://lecturepsy.free.fr/psy/spip.php?article22) de la pleine conscience où certains exercices invitent à se centrer sur les sensations corporelles, spécialement le mouvement de la respiration tout en laissant passer les pensées. Rien n’y est exigé si ce n’est d’être là en train de le faire. A la différence de la pleine conscience Roustang insiste sur la mesure. Il faut inviter ou provoquer à la justesse de ce qui est. Il s’agit de se situer, de revenir à de justes proportions. Chacun a à « être juste ce qu’il est sans tenter de séduire, sans se faire valoir, sans non plus se mettre au-dessous de sa valeur, sans se questionner sur son effet sur l’autre, sans bien sûr vouloir se conformer à son désir. » (P.15). Cette façon d’être au monde est à rapprocher de la maxime grecque « connais-toi toi-même » inscrite à l’entrée du temple de Delphes. Elle est comprise aujourd’hui à tort comme une invitation à une introspection complaisante sur son petit moi. La connaissance de soi pour les grecs ne consistait pas à se pencher sur son nombril mais à retrouver sa place dans un architecture du monde dont l’homme est un élément (la références à des philosophes comme les stoïciens dont la sagesse s’articule à une physique du monde conçu comme cosmos me semble limpide). Il s’agit donc de ne pas oublier la place que nous avons dans l’univers, celle d’un élément parmi d’autres, une minuscule partie du tout. En se resituant ainsi nous pouvons être en phase avec l’ordre qui meut l’univers et entrer dans son mouvement, son animation.
La connaissance de soi est la « tarte à la crème de l’individualisme occidental » [2] assaisonnée de développement personnel. La guérison, elle, réside dans le renoncement à soi.

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Le troisième exercice découle des deux premiers. Il s’agit d’arriver à un accord au sens d’être en accord (je pense que la métaphore musicale aurait pu ici être tout à fait pertinente l’instrument accordé sonne juste) plutôt que d’être d’accord. Etre d’accord renvoie à une suite de compromis alors que Roustang se réfère à un équilibre de forces qui conduit à renoncer à l’action, à abandonner tout plan d’action.
Il s’agit de se « fondre dans les échos qui répondent, c’est faire avec tout et rien de la beauté et de l’harmonie, c’est renoncer à la définition de ce qu’il faut faire et du comment agir au profit d’une unité sans cesse délaissée et retrouvée c’est apprendre à s’amuser et à danser avec les personnes et les évènements. » (p16).
C’est en fait une façon d’être au monde qui est définie ici. Elle se situe au-delà ou en deçà des dogmes et des règles. Bien qu’elle semble toucher à l’indicible Roustang refuse les termes de mysticisme ou d’occultisme : « Ces mots de mystique, d’occulte ou de magie ne seront jetés en injures que pour discréditer l’entreprise ou pour la fustiger comme un retour subreptice au religieux » (p.17). Et même s’il en vient à parler du Tao, il ne s’agit pas pour lui d’un retour au religieux. Le Tao pour Roustang désigne seulement une force immanente elle meut l’univers et n’en est pas distincte. (Cette conception est similaire à celle de Spinoza pour qui Dieu n’est rien d’autre que la nature elle-même. Roustang n’est donc jamais très loin d’un basculement mystique je crois que c’est l’arrimage de la pratique à la psyché, au corps qui garantit l’absence de dérive. Roustang a quant à lui un autre garant qui n’est pas donné à tous : son expérience du détachement de la religion, puis de la psychanalyse et d’une façon plus générale de tout esprit de discipline, au sens où il n’est le disciple de personne). Ce troisième exercice invite à renouer avec la capacité à percevoir la nouveauté dans les choses aussi infimes soient-elles. Ces choses infimes ne peuvent « être soupçonnées » tant que nous restons pris dans la gangue de la plainte et l’arrogance.
Roustang ajoute : que « les inspirés de l’art ou de la poésie savent de quoi il est parlé ici ». Ce thème de la beauté qu’entr’aperçue par l’artiste à travers le voile épais de la quotidienneté me renvoie au très beau texte de Bergson dans son ouvrage le rire. Mais Roustang nous invite à remonter à la source de ce qui nourrit l’inspiration avant même que d’être artiste et qui coule en chacun de nous. Et cela consiste à s’installer dans une attente dépouillée qui ressemble au désespoir « C’est le vide lui-même de nos existences qui appelle le souffle qui va le mouvoir ». (p.17). (Mais force est de constater qu’il se fait alors presque poète) « Il n’y a rien d’invisible, de secret ou de caché, il y a seulement le creux de ce qui se touche, de ce qui se sent et de ce qui se voit, et qui met tout en partage de proche en proche […] qui les rend à l’unité d’une caresse ». (p.17). Il faut donc s’oublier pour que les choses se remettent en place. Il faut abandonner la fausse piste du discours psychologisant où s’embrouille la tête, quitter la position de surplomb prise sur son existence pour se laisser tomber dans sa situation telle qu’elle est.
Roustang voit là une force vitale qui engloberait les morales, les religions qui « serait là où le sens est donné avec la force » (p.16). Comme Nietzsche, il en en appelle à la force vitale du corps en récusant toute transcendance : « un ordre qui n’est nullement autre que ce qui l’anime ». « Pour être investi de cette force et cet ordre il suffit d’être en phase avec lui d’entrer dans son mouvement et son animation » (p.17).

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Ce n’est que lorsque cette façon d’être au monde disparaît que les hommes recourent à des expédients tels que la morale, la rigueur éthique, des idéaux… Cette idée est déjà chez Nietzsche formulée dans cet aphorisme « sa vertu est la conséquence de son bonheur » [3].
Ce n’est que « parce que l’on n’est plus en accord avec l’énergie qui parcourt l’univers et l’humanité avec lui on invente des règles pour la mimer et s’en protéger » (p.19).
Roustang dans sa référence au Tao vient à citer un passage du Tao Te King qui prône un mode d’efficacité paradoxal d’administration politique : "le gouvernement congédie la sagesse renvoie le savoir et le peuple s’en portera 100 fois mieux." (Là il me semble que Roustang n’a pas trouvé ce qu’il y a de plus avisé en philosophie morale et politique et qu’il confond le devenir individuel et le devenir politique… ). Mais le plus urgent pour Roustang c’est de se défaire de l’illusion de la guérison par la connaissance de soi, il va reprendre le mythe grec de Narcisse et Psyché pour montrer comment le sens en a été perdu voire dévoyé.

A suivre...

Notes

[1C’est ce point qu’illustre Roustang avec le joueur de football https://www.ina.fr/video/I16334709

[3Le crépuscule des idoles

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