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F.Roustang : En finir avec la psychologie ? (suite FDP)

jeudi 30 mai 2019, par psyfph2

Les thérapies familiales ont produit beaucoup de connaissances théoriques mais restent muettes sur ce qui a été opérant dans une séance. En renonçant à comprendre le fonctionnement d’une famille que deux thérapeutes familiales ont obtenu des résultats qu’elles n’attendaient plus. Elles admettent le rôle décisif de l’improvisation dans ces résultats mais n’en parlent que très peu. C’est cette dimension, l’improvisation, essentielle à la réussite de l’intervention, que Roustang veut explorer sans pour autant nier le rôle de l’apprentissage, l’importance d’une longue formation, la possession de techniques... Conscient qu’il est paradoxal de prétendre donner les clés de l’improvisation, il ne propose pas de reproduire indéfiniment ce qui à l’origine naît d’un moment d’inspiration mais d’en cerner les conditions de possibilités.

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Qu’est ce qui permet la réussite d’une improvisation en séance ?
C’est l’ouverture de ses sens à la singularité de la personne ; être éveillé et en attente : « Car plus nous attendons ainsi, plus l’autre ou les autres, se sentant accueillis et déjà rassemblés nous manifestent ou nous disent, parfois dans les gestes ou les mots les plus ordinaires ce qui fait aujourd’hui qu’ils sont quelqu’un ou ensemble quelques-uns » (p.56).
Ce sentir véritable requiert pour advenir la confiance et la liberté du thérapeute.

  • La confiance : il ne s’agit pas de confiance en l’autre ou en soi-même mais de la confiance accordée à ses sens. Même si notre sentir est imprégné de culture qui est autant richesse que limitation de la capacité à sentir — car « je ne suis jamais certain d’avoir senti ce qu’il y avait à sentir, parce que j’avais déjà interprété et qu’il n’y a sans doute pas de sentir sans interprétation » (p.57) — il faut s’en remettre à ses sens à leur capacité à penser, laisser son corps penser.
  • La liberté : c’est le détachement de ses habitudes de ses connaissances et même de sa compétence. Il faut se défaire de ces raideurs. De même que la spontanéité du geste d’un calligraphe vient d’un long apprentissage qui s’est dissout dans la vitalité la simplicité et l’évidence propre au geste assimilé par le corps, « une désinvolture étudiée, fruit d’un immense travail est seule capable de préparer l’ouverture du sentir » (p.58). La liberté est un dépouillement et tout appel à la technique à la compétence, à la morale serait fatal : « tant que le thérapeute pense, ne serait-ce que sur un seul point, qu’il est quelque bon thérapeute respectable sa liberté n’est pas encore au lieu de l’invention. L’alpha et l’oméga du bon thérapeute c’est qu’il n’y en a pas et nul ne saurait le devenir si ce n’est par effraction… » (p.58).
    L’ouverture au singulier se fait par une perte de ses repères habituels qui seule peut affiner les sens.
    La position de Rosset a quelque chose d’assez similaire quand il dit : « le rapport le plus direct de la conscience au réel est ainsi un rapport de pure et simple ignorance ». (Rosset p.23). Roustang comme Rosset tablent sur la vitalité, Rosset pour y puiser la force d’être heureux malgré tout, Roustang pour y trouver l’inspiration thérapeutique.

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Comment ce retour au corps pensant, au réveil des sens, permet-il de restaurer tant la créativité du thérapeute que la vitalité du thérapisant ? C’est que d’une part ce mouvement vital de restauration de la sensorialité va au-delà des 5 sens. C’est un sentir transmodal. Ce sentir est pareil à celui du nourrisson qui en l’absence de tout cloisonnement des sens passe d’un à l’autre (cette séparation en modalités viendra plus tard avec l’avènement de la pensée abstraite).
C’est que d’autre part ce regain de vie, de disponibilité du thérapeute retourne la situation : le thérapeute croyait que pour improviser et inventer il fallait aller d’abord jusqu’au sentir sans médiation, mais maintenant qu’il s’y trouve il s’aperçoit qu’il n’est pas nécessaire d’aller plus loin, qu’il n’a rien à découvrir inventer ou imaginer, parce que la réponse qu’il cherche est chez le thérapisant. L’installation du thérapeute dans cette réceptivité l’induit aussi chez le thérapisant de sorte que c’est en ressaisissant le fil de sa singularité que le patient renaît à sa sensorialité, retrouve sa vitalité. Il accède à une configuration où le symptôme tiré de son isolation peut être phagocyté.
Si tout ce qui est dit là reste extrêmement flou pour vous il faut voir Roustang pratiquer. Ainsi avec une personne qui ne parvient pas à surmonter un deuil. Roustang l’invite à s’en imprégner, à enduire toutes les parties du corps de ce deuil, de l’étaler comme un onguent dans les épaules dans les bras… Ce faisant il retourne la parole au corps et la personne sent à quel point elle s’alourdit, se rétrécit s’étouffe dans cette posture. Elle peut choisir de la garder si elle y tient absolument mais en en appréhendant toutes les conséquences vitales.
« Celui qui est inspiré et qui improvise n’est plus le thérapeute, mais le thérapisant car c’est lui qui détient la clef de la parole qui modifie » (p.63). « Non pas la parole interprétative qui tend à soumettre les êtres et les choses à des systèmes de références […] non pas davantage la parole explicative qui aurait pour mission de trouver les causes […] même pas de la parole descriptive en tant qu’elle se tiendrait à distance de la chose. » (p.62) mais une parole qui épouse le sentir. Ce mouvement en se diffusant au thérapisant le ramène dans à son tour dans la vie : « qu’est-il opéré dans une cure si ce n’est dégager, décrasser, désengorger, réanimer le système sensori-moteur, celui de la sensibilité et du mouvement ce par quoi Aristote déjà caractérisait le vivant ? » (p.64).

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Mais d’où vient qu’il soit si difficile de renouer avec un sensoriel transmodal. Où est l’obstacle ? « La réponse tient en peu de mots ; c’est la psychologie » (p.64). Parce que la psychologie a fait de la psyché un site autonome, elle est devenue l’étude du psychisme, terme qui a tout de suite dérivé pour ne faire qu’un avec la conscience. « Dès que l’on emploie ce mot, on suppose qu’il y a des faits psychiques observables et que l’on pourrait connaître et décrire les mécanismes intrapsychiques. » (p.64)..
Cette affirmation me rappelle l’intérêt de la proposition behavioriste. En se proposant de faire table rase de l’intrapsychique elle réduit la psychologie à une science du comportement dont l’animal est justiciable. Selon moi le behaviorisme ne garde sa pertinence que comme moment d’un mouvement dialectique dans la construction d’une psychologie scientifique. Il n’est que l’antithèse de la psychologie introspectionniste dont il sanctionne les excès en rejetant l’idée même d’activité mentale. La psychologie de la conduite de Pierre Janet est une synthèse possible de ces deux moments contradictoires. Mais à ce niveau de synthèse la psychologie n’a pas nécessairement pour objet un psychisme isolé elle peut conserver la psyché. En effet, si plusieurs comportements observables peuvent être réunis autour d’une signification il ne s’ensuit pas que cette signification siège dans un for intérieur, qui en plus, aurait élu domicile à l’intérieur de la boîte crânienne. Cette signification est toute entière dans la relation d’un corps avec son environnement /monde. Ce point de vue me paraît tout à fait conciliable cette affirmation de Roustang « l’intériorité n’est jamais que par sa relation avec l’extériorité et ne peut être connue que dans et par l’extériorité » (p.65). Il me semble que la critique de Roustang vaut d’abord pour la métapsychologie

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Freud n’est pas sorti de cette ornière puisque d’emblée, face à cette difficulté d’un psychisme identifié à la conscience, devenu une entité distincte relevant d’un monde à part, il en vient à poser un psychisme inconscient. « Au chapitre VII de la Traumdeutung, il prend soin de souligner qu’il s’agit d’une fiction, il affirme que ce n’est rien là d’autre qu’une spéculation et qu’il ne faut pas confondre la maison avec l’échafaudage ; il aurait pu ajouter que son montage avait une consistance identique à celle du discours par lequel il l’exposait que sa valeur n’était autre que rhétorique. » (p.64).

Aux prises avec cette configuration Freud (comme beaucoup d’autres y compris Janet avec la notion de subconscient) ne pouvait qu’être amené à poser l’existence d’un psychisme lui aussi inconscient. Alors qu’en fait c’est l’inverse, le psychisme est toujours d’abord inconscient en tant qu’animation du corps. « la psyché est le souffle vital, l’âme, c’est-à-dire ce qui n’anime le corps vivant la pensée du corps. Elle est donc le corps lui-même, en tant qu’il est apte à se mouvoir dans le monde. » (p.69). Il est donc impératif de revenir au terme de psyché, malgré sa connotation religieuse évidente, parce que contrairement à « psychisme », il n’instaure pas cette coupure d’avec le corps et n’en vient pas à se confondre avec la conscience. Le terme psyché préserve un lien au corps par sa proximité sémantique...

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Mais il ne s’agit pas de discuter du statut de la psychologie, la question à trancher c’est de savoir si « l’étude de la prétendue réalité psychique » permet d’aider les patients. Roustang tranche net : « les psychanalystes savent bien que la psychanalyse n’a jamais guéri personne » (p.65) car il est possible de tout comprendre sans que rien ne change.
 [1]
Non seulement se pencher sur soi ne produit aucun changement positif, mais cela peut s’avérer délétère, entraîner la narcissisation, la déréalisation et la dépression.
La complaisance dans la contemplation de son intériorité conduit à se détacher du monde, à n’accorder d’importance qu’à la scène de sa vie intérieure de la réalité psychique de sorte que les songes, les fables, les fantaisies de l’imagination autour d’un moi intérieur supplantent la réalité indigne d’intérêt, l’action elle-même s’en trouve paralysée « un voile de plus en plus épais sépare de ce qu’il y aurait à entreprendre , car on pense n’en savoir jamais assez avant d’engager une action » (p.66).
Lorsque la cure invite la « réalité psychique » à un déploiement sans limites, la dépréciation du réel est en route, la réalité n’est qu’un pâle fantôme de ce que l’on attend, revendique, espère, comment vouloir la prendre en compte s’y soumettre ? Mais le réel est tenace et comme « la réalité extérieure continue à s’imposer et qu’elle refuse de se plier aux désirs infantiles, la seule voie ouverte est celle de la répétition des pleurs et des gémissements ». (p.66). [2]
Cesser de se pencher sur soi serait salutaire, mais l’habitude est profondément ancrée dans notre culture de sorte que nous ne pouvons-nous en passer sauf à accepter de se sentir incompris méprisé enfermés… Il faut donc respecter et faire avec cette habitude, mais c’est lorsque que cette propension à se raconter se tarit que commence la thérapie . « En quoi consiste cette opération, si ce n’est à un retour à la sensorialité qui a été dépouillée des ajouts intellectuels ou affectifs venus troubler les messages qu’elle reçoit ? » (p.67).

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Le besoin de se raconter n’existe pas dans toutes les cultures. Elles n’en sont pas moins humaines [3].
De même l’idée d’une séparation entre l’âme et le corps n’est pas partagée par tous. La tradition chinoise distingue le corps vivant et le cadavre. Contrairement au romantisme en occident où la nature reflète les sentiments de l’auteur, les artistes chinois sont dans un lien de réciprocité avec la nature, ils savent s’en faire l’écho, ils participent de la nature. La capacité à exprimer l’intime ne devrait pas être admise comme propre à l’humain.
L’investissement du sentir permet la réorientation du patient elle le ramène dans la vie : « l’accent mis sur le sentir marque à la fois la fin de la psychologie, donc la fin de la plainte, et la restauration de la psyché » (p.68).
 [4]

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Une autre conséquence de cette perspective thérapeutique est que la distinction entre des psychothérapies selon qu’elles se pratiquent auprès de l’individu, de la famille, voire de l’entreprise est caduque de même la division entre système ouvert/fermé, ou encore système dépendant/ indépendant parce que dans tous les cas il s’agit de se remettre dans le mouvement du sentir pour être là dans un espace à la fois clos et ouvert qui est celui de l’action. « Impossible de sentir juste si l’on n’habite pas sa place mais impossible de de trouver sa place si la justesse du sentir n’est pas donnée » (p.70). Dans sa conclusion Roustang qui m’évoque Nietzsche chez qui la vie, l’amour de la vie, s’exaltait dans la musique et la danse compare le thérapeute à un batteur muni d’un tambourin (avec la flûte de pan le tambourin est l’un des instruments de Dionysos).

A suivre...

Notes

[1Paradoxalement Roustang se considère comme le produit d’une analyse réussie, c’est-à-dire une cure qui d’une part lui a permis de sortir sa rage et d’autre part d’échapper à ce transfert jamais résolu qui hante les congrégations d’analystes où la vie professionnelle des disciples, voire leur vie tout court, reste suspendue à la parole du maître…

[2Rosset (dans son ouvrage « loin de moi étude sur l’identité » paru en 1999 aux éditions de minuit) a plus d’humour : « Je pense même que le souci ou l’inquiétude qui portent à s’interroger sur sa propre personne et sur ce que celle-ci aurait d’inaliénable joue un rôle inhibiteur dans l’accomplissement de sa personnalité. Les questions du type « qui suis-je réellement ? » ou « que fais-je exactement ? » ont toujours été un frein tant à l’existence qu’à l’activité. Le fait me semble patent et intéresser d’ailleurs à peu près toutes les formes d’existence et d’action. Je ne suis Napoléon que dans la mesure où je prends bien garde de ne jamais me demander qui est ce Napoléon que je suis. De même si je nage et me demande tout à coup en quoi consiste la natation je coule à pic. Si je danse et me demande en quoi consiste la danse je tombe par terre. Si je suis Stravinsky au travail et me demande qui est Stravinsky et en quoi consiste son style, ma partition en cours d’élaboration s’interrompt aussitôt. En bref l’exercice de la vie implique une certaine inconscience qu’on pourrait définir comme une insouciance du « quant à soi » ». (p.86)

[3Cette habitude occidentale déteint même sur les rituels chamaniques pratiqués par les « gringos » (les occidentaux) « Dans ce contexte des centres chamaniques les expériences sont verbalisées dans le cadre d’interactions discursives avec des psys ou avec des spécialistes du rituels ou dans des groupes de parole […] une valorisation tout à fait étrangère aux cultures indigènes d’Amazonie péruvienne où il y a, au contraire, plutôt en général du secret, de l’expérience... là c’est très étonnant pour les ethnologues … c’est des dispositifs extrêmement bavards c’est notamment des critère qui les distinguent des pratiques autochtones où l’on parle beaucoup il y a des conférences introductives avant l’ayahuasca, on nous dit qu’est-ce que c’est, à quoi ça sert, quelle est son utilité, la meilleure manière de le faire, comment se positionner face à l’expérience etc., après l’expérience il y a des groupes de paroles ensuite des entretiens, ça c’est très très nouveau »
Drogue : les états modifiés de conscience. EHESS https://www.youtube.com/watch?v=rVs7zjN05Fc

[4Roustang parle ici d’une certaine psychologie inféodée à l’introspection il n’est pas inutile de rappeler qu’il existe une psychologie animale largement initiée par le behaviorisme.

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