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F.Roustang. Le sacré comme banal quotidien (suite et fin FDP).

jeudi 29 avril 2021, par psyfph2

Faire de la mort une délivrance dramatique et de la vie un ennemi est-ce là notre horizon thérapeutique ? N’y a-t-il pas une autre voie ? Sommes-nous voués à conjurer la peur de la vie en tentant de la domestiquer tout en tentant de nous la dissimuler ? A la recherche d’une réponse Roustang se tourne vers l’orient le plus extrême.
Il la trouve dans l’histoire de Zhuangsti. Zhuangsti a perdu sa femme. Un ami vient lui présenter ses condoléances. Il trouve Zhuangsti en train de chanter en tapant sur un pot. Il s’étonne et lui fait des reproches ; non seulement il ne pleure pas sa femme mais en plus il chante. Zhuangsti lui explique qu’il a ressenti la douleur de la perte et qu’en en cherchant l’origine il est remonté jusqu’aux temps où il n’y avait pas la vie, ni même de qi (ch’i ou ki sorte d’élan vital que ne renierait pas Bergson me semble-t-il) pour parcourir tout le cycle qui amena sa femme à la vie puis qui l’en retira. Au départ il ne put que ressentir de la douleur, mais, en constatant qu’il ne comprenait rien au destin, il cessa de pleurer.
Qu’avait fait Zhuangsti sinon se replacer dans l’histoire de la vie, puis dans ses cycles pour revenir au point infime qu’il y occupe donnant ainsi à sa peine sa juste proportion ? « La plainte légitime qui s’exhale de nos cœurs blessés ne pourra pas excéder l’intensité de la blessure ; elle ira vers l’apaisement et le silence » (p.223). La vie n’est pas pour Zhuangsti un objet qui lui est donné puis soustrait.
« Elle est pour lui un mouvement dans lequel il est inclus et par lequel il doit à nouveau se laisser porter. La mort individuelle n’est pas un terme, elle n’est pas le paradigme du but poursuivi par les forces vitales ; elle n’est qu’un moment d’un immense jeu de transformations qui ne cessent jamais. » (p.222). (C’est peut-être le chapitre le plus mystique de Roustang qui m’évoque le vitalisme en philosophie… Mais le véritable enjeu, pour Roustang, et je le rejoins sur ce point, c’est notre capacité à nous remettre humblement dans le mouvement général du cosmos d’accepter de n’y être que ce point infime, cet instant. Dans une telle perspective observer la voie lactée, percevoir le silence des espaces infinis n’effraie pas, lire des travaux de paléontologie ou encore « l’origine de espèces » de Darwin, relève du même registre thérapeutique replacer son existence punctiforme dans le cours de l’univers… On s’éloigne alors du mysticisme pour mettre en pratique cette formule des grecs de l’antiquité « connais-toi toi-même » sans commettre le contresens de la connaissance de soi occidentale et ses méthodes de développement personnel).
« Il n’est pas plus belle illustration de la fin de la plainte. Impossible d’échapper à la souffrance à la peine et au chagrin. La vie humaine de chacun en est tissée et il n’est pas en notre pouvoir d’en interrompre les fils. C’est notre rapport aux variétés du malheur qui est en jeu. Le Tchangtsi nous apprend qu’il y a un temps pour en tenir compte et les respecter, et un autre pour se resituer dans la totalité de ce qui existe. Tant que nous sommes persuadés que l’individu est la seule valeur, ce qui veut dire, tant que nous estimons que notre individualité passe avant tout puisque c’est par là que nous sommes au monde, il y a de quoi se plaindre de n’être que cela, de quoi se plaindre de désespoir qui parfois passent la raison. » (p.222)

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Dans « Confucius-the secular as sacred » Herbert Fingarette identifie avec Confucius le profane au sacré. Il prend ainsi une perspective bien différente de celle de l’occident qui fait de la mort un drame absolu de la vie. Comment ouvrir la porte à la banalité des jours, laisser de côté le tragique et les larmes pour penser autrement le sacré ? Il faut rétablir le rite « compris comme le moyen privilégié de l’humanisation par une relation dynamique d’homme à homme. » (p.223).
Cette définition vaut pour toute la vie quotidienne dès lors qu’elle est humanisée. L’union juste des paroles et du corps donne au rite son efficacité. Le sacré est alors à prendre comme le ciselage de la matière brute du quotidien pour lui donner le tour d’une existence humaine ; l’homme est un être de culture. Le rite permet le passage du barbare au civilisé. Le spirituel ne relève pas de la vertu, de la bonté, de la compassion, de vouloir ou d’émotion, il n’y a pas de référence au psychique au mental, mais seulement à l’accomplissement du rite qui engage toute sa personne, et ce faisant, l’humanise.
Chez Confucius la valeur du rite n’est pas celle d’une demande, sa signification est dégagée de toute idée superstitieuse ou intéressée. Il requiert le rapport harmonieux du corps et de l’âme à la forme du rituel pour que notre humanité se révèle.
Je n’ai aucune connaissance de la pensée confucéenne, je vais citer quelques passages d’un autre livre dont ne parle pas Roustang mais que j’ai trouvés éclairants. Il s’agit de Dan, Y. (2011). « Le bonheur selon Confucius ». Belfond. Confucius fait « partie de ces rares figures de l’humanité chez qui en quelque sorte le geste devient civilisation [...]. Le Confucianisme n’est pas une idéologie mais une forme de pratique ce qu’il y a de signifiant pour Confucius se donne à voir dans un geste et une posture avant de l’être dans les écrits et les spéculations. Or ce geste qui surpasse la parole même n’est autre que le rite. C’est à travers l’espace rituel que prend sens le confucianisme. Tradition pensée et pratique s’unissent et s’explicitent dans et par le rite, ce point crucial qui préside au cœur même de la pensée chinoise est difficile à appréhender pour un occidental. Influencés par l’opposition classique du corps et de l’esprit, qui structure toutes nos représentations, nous comprenons difficilement qu’un simple geste rituel, qu’une simple posture puisse constituer l’un des plus hauts lieux de la pensée. Ce n’est pas une métaphore car le rite n’est jamais en attente d’un sens qu’une élaboration intellectuelle devrait lui conférer. Il est la pensée même en œuvre et en acte qui se déploie hors du champ des méditations d’un sujet pensant. Un tel déploiement nous est salutaire, il ravive, il « ré-anime » le monde qui tend toujours à s’amoindrir par effets d’abstraction lorsque la signification est cantonnée dans les temples de l’intellect où officient les vues subjectives. »)
L’individu n’est pas pensé comme sacré, il n’a pas droit au respect ce n’est que dans la relation civilisée qu’il reçoit sa valeur. « Que l’individu humain, en tant que tel, soit digne de respect, c’est là pour l’Occident un principe sacro-saint qu’il est sacrilège de mettre en doute. Pourtant ce principe reste formel dans la mesure où il repose sur l’idéalisation de l’individu dont la conséquence inéluctable est son objectivation » (p.227).
Il me semble que ce que dénonce Roustang en parlant « d’individu humain » est plus une dérive de l’humanisme vers l’individualisme que l’humanisme lui-même. Certes, avec l’humanisme l’humain pose des valeurs oublieux de sa place dans l’univers croyant non seulement en être le centre mais se pensant aussi maître et possesseur de la nature pour reprendre Descartes. Pour autant, la notion d’être humain et d’individu ne coïncident pas entièrement. Ainsi n’importe quel criminel porte en lui une part d’humanité qui ne relève pas du caractère individuel de son existence mais de l’humanité que nous avons tous reçu en partage.

Roustang suit ici Confucius pour qui « Apprendre, c’est apprendre à faire de soi un être humain ». C’est là pour moi un point de désaccord il n’y a rien qui puisse faire de nous des humains, cela nous est donné, et c’est d’ailleurs en cela que rien de ce qui est inhumain ne nous est étranger. S’il y a un chemin à suivre ce n’est pas pour être humain mais pour s’élever à la dignité de l’humanité qui est en nous, et à en prendre soin, ou à la révéler, mais dans tous les cas elle nous est donnée, elle ne peut être déniée à quiconque.

Le sacré confucéen ne renvoie pas à un invisible, ou à un au-delà. Certes, il nécessite un apprentissage mais il n’a rien de caché, cette voie (le Tao) ne se dérobe pas à l’apprenti et se fait au quotidien. Préparer le sacré c’est faire l’apprentissage de l’harmonie « ce sera, par exemple, s’engager davantage, avec moins de craintes, dans le jeu de la réciprocité, s’adapter par tâtonnements aux différents aspects d’une situation en acquérir l’intelligence, saisir dans leur subtilité les relations interpersonnelles prévoir dans le détail les humeurs des participants et les conséquences de l’acte qui est posé en commun. » (p.228).
Cet apprentissage jamais terminé trouve son aboutissement dans l’acte qui nous fait entrer dans le rite. Ce n’est pas chose facile et cela peut effrayer.
A la lecture du livre transmis par les élèves de Confucius « Entretiens du maître avec ses disciples » je reste non pas effrayé mais assez réservé à la lecture des litanies de prescriptions rigides débutant toutes inlassablement par « le maître a dit »
« Nous voulons bien analyser ce qui se passe et imaginer ce qui pourrait se passer mais nous redoutons d’être emportés si nous entrons dans le mouvement des choses et des êtres. N’allons-nous pas devenir prisonniers du rite et serviles à l’égard des liens qu’il implique ? ». Roustang répond par la négative : « nul moyen de modifier la situation si on ne commence pas par s’immerger en elle et, puisque cette immersion est active nous ne la subissons plus » (p.229).

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Il reste alors à définir ce qu’est une immersion active dans une situation pour ne plus la subir. La garantie d’une immersion active dans la situation consisterait-elle (point délicat et presque paradoxal) en ce qu’elle est conduite par un thérapeute ? Car l’immersion n’est pas suffisante. Dans les mouvements sectaires, par exemple, l’emprise qu’y subissent leurs membres n’est pas une vue de l’esprit.
Roustang quant à lui ne s’est pas immergé dans une secte mais dans « la compagnie de Jésus » (coïncidence c’est par les jésuites qu’eut lieu la première réception des œuvres de Confucius). Devenu Jésuite il s’en est sorti, devenu psychanalyste, frappé par l’esprit de soumission qui régnait dans cette nouvelle chapelle, il s’en sort à nouveau. Faut-il voir dans ces lignes la tentation chez Roustang d’embrasser le Confucianisme ? C’est à-dire l’envie de s’enfoncer dans un système très hiérarchisé et patriarcal pour relever le défi de s’en tirer encore une fois ? Ou bien Roustang idéalise-t-il le confucianisme pour alimenter sa propre voie ? Dans cette apologie du confucianisme il me semble perdre beaucoup de son discernement. Mais je n’ai lu de Confucius que les entretiens du maître avec ses disciples, de ma vie je n’ai assisté à aucun rite confucéen, comment pourrais-je prétendre avoir une vue suffisamment éclairée sur le sujet ? Aussi vais-je me limiter à citer, une nouvelle fois, un passage du livre Yu Dan. L’auteur, pourtant largement favorable à Confucius, y déclare « On a souvent taxé, avec raison, le confucianisme de rigidité et prétendu qu’il était à l’origine d’une sclérose de la civilisation chinoise qui a eu tendance à se figer dans un formalisme stérile et stérilisant ». Aussi pour faire simple je pense que là, quoiqu’en dise Roustang, l’intelligence de la situation, le geste et la parole juste peuvent faire défaut.

Roustang poursuit « le pouvoir créateur de l’homme atteint sa pleine puissance chaque fois qu’il renonce à se vouloir l’origine du pouvoir, c’est-à-dire chaque fois qu’il se place au lieu de son impuissance ». Incontestablement Roustang a du style, mais Emile Coué plus prosaïque, la concision et la clarté en plus, ne dit pas autre chose : « Les mots "je voudrais bien" amènent toujours "mais je ne peux pas" » Emile Coué (« La maîtrise de soi-même par l’autosuggestion consciente De la suggestion et de ses applications »).
Roustang en tire les conséquences quant à la conduite des thérapies (c’est ce qui me paraît capital dans cet article même s’il ne s’y attarde pas). De ces deux conceptions du sacré résultent des démarches thérapeutiques fondamentalement différentes :
-  Celle qui sépare le profane et le sacré conduit l’homme à se comporter face à la vie comme face à un adversaire. Il faut la maîtriser, s’emparer de sa puissance pour la dominer. Elle est un objet à comprendre et à défaire pour en faire une chose recomposable à volonté. De là découle toute une série d’oppositions ciel/terre, corps/esprit, individu/communauté… Ces clivages sont pour nous des évidences et sont à la source de la maladie humaine. Les thérapies qui se déploient dans ce même cadre cherchent alors une ou des causes de la maladie et fournissent un remède. Pour les maladies fonctionnelles elles chercheront à en comprendre la cause en investiguant le passé. Ainsi, pour la psychanalyse l’interprétation et la prise de conscience signeront le succès de la cure. Ce faisant les clivages se trouvent validés et peuvent même s’accentuer plus tard.

-  Celle qui ne sépare pas sacré et profane a le mérite de s’émanciper des clivages qui en résultent. En adoptant cette perspective, la thérapie peut déjà atténuer l’impact de ces oppositions source de souffrance. Il ne s’agirait pas tant de s’attaquer au symptôme comme à un objet à circonscrire, que d’aborder la situation globale d’une personne pour laquelle un blocage de la circulation de l’énergie dans le corps et dans la relation aux autres et au monde s’est produit (cf l’article de Roustang qui traite de la manipulation, même si cela m’évoque plus ici une sorte de médecine chinoise mâtinée de yoga… ). Il s’agit de lever les barrages pour que la vie se propage à nouveau et que le thérapisant retrouve la capacité à se mettre en accord avec le monde qui l’entoure. Plutôt que d’expliquer un phénomène il s’agirait de revenir « à la source de toute transformation [pour] faire un saut dans le flux des forces de vie, poser un acte qui laisse venir une harmonie qui était déjà là et que, par peur d’être emportés nous tenions à l’écart. » (p.230)
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Fin.

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