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partie chapitre 2
Première partie
: chapitre 3 La suggestion et le rétrécissement du champ de la conscience
La suggestion,
n'est pas seulement une influence. L'influence désigne les interactions
(quotidiennes) que nous avons avec autrui et dans lesquelles nos idées
et nos actions s'infléchissent réciproquement. La suggestion est une
influence particulière en ce qu'elle est dépourvue, du consentement
volontaire. La conscience de l'acceptation, résignée ou non, y est
absente. La suggestion est : " cette influence d'un homme sur un autre
qui s'exerce sans l'intermédiaire du consentement volontaire " p.147.
Dans l'histoire de l'hypnotisme et du magnétisme on relève déjà son
importance. Braid lui-même n'enseigne rien d'autre quand il croit
prendre les passions par " phréno-hypnotisme ". Des travaux de la
sorte avaient déjà été menés par les anciens magnétiseurs français
(1850-1870). Janet décrit les phénomènes imputables à la suggestion.
Ces phénomènes suggestifs diffèrent selon lui de l'hypnotisme et du
somnambulisme :
1) les phénomènes
d'apparence cataleptique :
l'individu parle
et comprend la parole, il se rend compte de ce qu'il fait alors que
ce n'est pas le cas de la catalepsie vraie. Le phénomène physique
peut être identique mais le phénomène psychologique est différent.
2) Actes et hallucinations
déterminés par la parole.
Les
paroles sont comprises et déterminent toujours, sans le consentement
de la personne, des actes et des hallucinations : " lève-toi, assieds-toi,
remue ton bras " ou plus simplement " voilà ton bras qui remue " aussitôt
le sens des paroles compris, l'acte est exécuté. L'hallucination peut
être vive et violente ou très faible le sujet pouvant éloigner son
hallucination dans l'espace. Il y a une union étroite entre les images
visuelles et/ou hypnotique et le mouvement lui-même. Ainsi le mouvement
qui entre en jeu lors de la perception d'un objet réel entre en jeu
dans l'hallucination.
3) Actes ou hallucinations
avec points de repères :
-acte
à exécution différée à partir d'un signal -acte lié à une sensation
durable " On montre à une somnambule un portrait imaginaire sur une
carte en fait toute blanche, et on confond ensuite cette carte avec
plusieurs autres ; le sujet retire presque toujours le portrait sur
la même carte et dans la même position "
4) Actes et hallucinations
complexes ou à développement automatiques
- Une idée initiale indiquée au sujet se développe dans son esprit
de toutes manières et se manifeste par une longue suite d'actes :
tu vas écrire une lettre, tu pars en voyage
- Transfert d'une hallucination ou d'un mouvement du côté droit au
gauche. L'intégration en paraît délicate, ce fait ne se rencontre
pas chez tous les sujets. Janet utilise un électro-aimant dans une
situation expérimentale où il ignore les moments de passage du courant
(qui créent l'aimantation) ceux-ci étant contrôlés par un tiers. L'application
de l'aimant sur le sujet " produit des résultats tout de travers sans
aucun rapport avec le passage du courant ". Pour autant Janet croit
à l'action de l'aimant (P 163). Il explore aussi les phénomènes d'hallucinations
complémentaires. Le dispositif expérimental est basé sur le contraste
complémentaire des couleurs (Lorsque l'on regarde une feuille blanche,
après avoir fixé une couleur primaire, on voit apparaître sa complémentaire
et vice-versa). Mais dans le phénomène d'hallucination la suggestion
d'une couleur n'entraîne pas toujours la vision de la couleur opposée
(primaire ou complémentaire déduite de la théorie des couleurs). La
valeur de ces expériences sur le développement automatique des idées
est problématique car ce qui se produit une fois dans un sens va ensuite
être répété indéfiniment par le sujet de sorte que le chercheur est
" exposé à prendre une association d'idées de son sujet pour une loi
générale de la psychologie ".
5) Hallucination générale ou modification de la personnalité par suggestion
Les régressions en âge : suggestion au sujet qu'il recommence une
période où il avait tel âge et le ramenant aux caractères physiques
et moraux de cette époque, de sorte qu'il sent et parle comme il le
faisait alors. Comment différencier les effets obtenus par suggestion
de ceux obtenus par somnambulisme ? Janet voit dans le somnambulisme
une modification réelle de la sensibilité et de la mémoire alors que
la suggestion part d'une idée qui ne produit que secondairement et
de manière incomplète les effets du somnambulisme. Toutefois il existe
selon lui des suggestions moins faciles à expliquer : douleur fictive
dont résulte des traces de blessure. Sinapisme par suggestion, sorte
de cataplasme dont l'application est ici suggérée et laisse pourtant
une trace rouge sur la peau du sujet. Le phénomène : " se produit
à l'endroit qui a été désigné, il affecte la forme que le sujet lui
prête " p.171.
Quelles explications donner de ces phénomènes de suggestion ?
1° la suggestion expliquée par l'automatisme normal.
Il existe
en effet des actes automatiques dans la vie normale. Dans ce cas le
phénomène se réduit au développement d'un fait régulier, ce type de
raisonnement conduit toutefois à confondre la maladie " avec la santé
la plus parfaite ". Le phénomène de suggestion ne s'assimile pas à
l'automatisme normal : " pas plus qu'il n'est logique de croire que
l'on peut suggérer à un individu d'être suggestible quand il ne l'est
pas, on ne peut dire que l'on va suggérer à un malade de ne plus être
suggestible quand il l'est. " P 173.
2° la suggestion
expliquée par l'état somnambulique.
La suggestion peut être complète en dehors de cet état par exemple
dans l'ivresse de l'alcoolique ou celle du haschiché. D'ailleurs la
variation du degré de suggestibilité ne suit pas celle du somnambulisme
(la suggestibilité décroit avec l'éclosion de l'état somnambulique).
Certes au début du somnambulisme la suggestibilité augmente, mais
si on lui laisse au somnambulisme le temps de se développer (le sujet
passant le cap de la catalepsie) une seconde personnalité apparaît.
Le sujet peut alors discuter des idées que l'on tente de lui imposer
et même les éluder. Cette résistance n'existe pas pour des actes insignifiants,
mais augmente pour des actes pénibles ou désagréables. De là, le scepticisme
de Janet pour les crimes de laboratoire qui n'ont lieu que dans un
univers de carton pâte.
Dans le livre
de Bernheim (en ligne sur ce site) " De la suggestion "sur ce site
on trouvera un chapitre où Bernheim décrit des situations expérimentales
dans lesquelles des sujets suggestionnés ou hypnotisés (c'est ce point
que discute ici Janet : pour Bernheim l'hypnotisme fait partie de
la suggestion) sont incités à commettre des meurtres sur des mannequins
ou des compères de l'expérimentateur...
Janet cite des
exemples de somnambulisme parfait où les sujets sont absolument exempts
de toute suggestibilité. Le somnambulisme n'est pas une existence
" faible " cette seconde existence n'est dénuée ni de spontanéité
ni de volonté.
3° La suggestion
expliquée par l'hyperexcitabilité psychique
La réceptivité
aux suggestions viendrait avant tout de l'intensité de l'idée. Cette
notion est floue en psychologie sa valeur explicative est quasi-nulle.
Que signifie " l'intensité d'un phénomène psychologique " ? Les sensations
ne peuvent ni s'égaliser ni s'additionner : " la température passe
de 0° à 15 ° et de 15 °à 30 ° et ma sensation passe de froid au tiède
et du tiède au chaud. Peut-on dire que ma sensation de chaud soit
un multiple de ma sensation de froid ? ". Le sens d'une mesure est
un point qui reste d'une grande actualité, mal compris par les étudiants
de psychologie (parfois hélas même devenus psychologues voire enseignants)
qu'ils la rejettent au nom d'une orthodoxie clinique du sujet singulier
ou s'y prêtent à l'excès au nom du tout laboratoire. Ainsi le psychologue
abhorrant les chiffres, lorsqu'il pose un diagnostic fait une mesure,
même s'il n'est qu'au niveau nominal de celle-ci ... et à l'opposé
le psychologue qui considère qu'avec un score de 120 un sujet est
deux fois plus intelligent qu'un autre au score de 60 fait preuve
d'un autre type d'aveuglement en attribuant à la mesure une qualité
qu'elle n'a pas en psychologie. Il y a confusion entre une différence
de qualité et une différence de quantité. Les individus suggestibles
ne sont pas des hyperexcités, ils sont au contraire accablés par la
perte de leurs différentes modalités sensorielles (anesthésie, paraplégie...).
Il faut, avec eux, multiplier les stimulations : " le meilleur serait
sans doute le bain électrique... " p187. Ainsi la patiente Rose recouvre
sa sensibilité avec des courants de moyenne intensité et retrouve
par la même occasion tous les souvenirs de son existence. La suggestibilité
serait plutôt une preuve de la faiblesse que de la force des phénomènes
psychologiques " p187.
4° La suggestion
expliquée par l'amnésie et la distraction
C'est sa propre
thèse que Janet présente ici, citant C. Richet dans son ouvrage "
l'homme et l'intelligence " : " Pour arrêter une pensée, il en faut
une autre qui y mette un obstacle ; pour entraver un sentiment, un
autre plus fort doit prendre naissance. On peut supposer que c'est
la mémoire simultanée de deux sentiments qui fait défaut ". Janet
présente des cas de suggestion dont il conclut " qu'une amnésie considérable
accompagne toujours les actes accomplis par suggestion ", " l'amnésie
serait la cause de principale de la suggestion comme elle est la raison
essentielle du somnambulisme " P188. Une personne n'est plus capable
de sentir et du coup elle ne retrouve plus l'image de ce qui s'est
passé. D'où l'oubli par le sujet des suggestions qu'il a exécutées
; sensations et souvenirs relatifs à une modalité sensorielle ayant
été supprimés. Ainsi les alcooliques ont la plus grande partie de
la surface cutanée insensible.
Pourtant, il existe
des personnes suggestibles sans phénomène d'anesthésie hystérique.
Par exemple, lorsque Janet suggère à sa patiente Léonie (il me semble
qu'il l'a plongée dans un état somnambulique à ce moment là) qu'elle
est une princesse, elle oublie alors sa condition de paysanne, mais
l'anesthésie n'explique pas cet oubli car celle-ci était présente
auparavant, alors même que Léonie avait le souvenir d'être une paysanne.
Si l'anesthésie est insuffisante pour expliquer ce phénomène c'est
qu'il faut y ajouter " un état de distraction naturelle et perpétuelle
qui empêche ces personnes d'apprécier aucune autre sensation en dehors
de celle qui occupe actuellement leur esprit ". P190. Cet état exagéré
de distraction n'est pas un état de distraction ordinaire ; il ne
résulte pas d'une attention focalisée sur un objet particulier. La
fin de la suggestibilité s'accompagne de la disparition de cette distraction.
Cette amnésie et cette anesthésie ne portent que sur les actes opposés
à la suggestion, de sorte qu'elles laissent le champ libre au développement
et à la conscience de l'acte suggéré.
Le rétrécissement
du champ de la conscience est l'hypothèse soutenue par Janet concernant
cette distractibilité particulière. Les phénomènes psychologiques
paraissent unitaires et successifs, mais l'introspection montre le
contraire, ainsi l'acte d'écrire appelle toute une série d'actes conscients
(vue du papier, tenue de la plume...). Il n'y a en fait que dans la
catalepsie que l'unité de la conscience existe, lorsqu'elle émerge
d'une sorte d'anéantissement. Là nul besoin d'un effort pour synthétiser
les multiples phénomènes de conscience comme c'est le cas dans l'acte
d'écrire. A l'opposé de l'état cataleptique il y a le " génie " dont
la capacité de synthèse réunit en une seule idée toutes les sensations
éprouvées ou les souvenirs qu'elle suscite, mais ordinairement notre
esprit tient le milieu des ces deux extrêmes.
Cette synthèse
constitue le champ de la conscience par analogie avec le champ visuel.
Celui-ci se définit comme le plus grand nombre de phénomènes se présentant
simultanément à la conscience. Comme le champ visuel, il connait
des variations expliquant la suggestibilité. Son rétrécissement entraîne
des anesthésies. Ainsi, L'hypnotisation des hystériques par la seule
occlusion des paupières atteste de l'étroitesse du champ de leur conscience.
Les individus dont le champ de conscience est restreint de manière
anormale sont les enfants (en cours de développement) et les malades
(faiblesse) ce sont des individus suggestibles.
A la différence
de la suggestion l'hypnotisme pour amener l'état somnambulique vient
déranger une organisation existante et la remplacer par une autre.
" La suggestion met en usage d'une façon réfléchie un mécanisme de
la conscience qui existe déjà et qui agit de lui-même et au hasard
toute la journée ; l'hypnotisme, pour amener l'état somnambulique,
doit déranger l'orientation actuelle de la pensée pour lui en substituer
une autre. " P 198. Les individus en état de somnambulisme ont
parfois un champ de conscience rétréci et une forte suggestibilité
parce que cette existence seconde ressemble à celle des malades ou
à celle des enfants, mais ce n'est pas le somnambulisme lui-même qui
favorise la suggestion, c'est la nature de la seconde existence développée
par le sujet qui se trouve être souvent similaire par l'étroitesse
du champ de la conscience à celle des enfants et des malades. La suggestibilité
naît du règne des perceptions : " Penser, disait en effet Bain , c'est
se retenir de parler et d'agir "(C'est
là une idée qui guidera Janet dans son ouvrage " Les débuts de l'intelligence
" lorsqu'étudiant les actes intelligents il distinguera les plus simples
des plus élaboré) alors
que chez les patients de Janet penser c'est parler et agir.
En état de catalepsie
une idée occupe entièrement le champ de la conscience qui est extrêmement
réduit. Lorsque le champ de la conscience est plus étendu apparaissent
des images accessoires formant l'idée du moi, du monde extérieur et
du langage, les phénomènes se présentent sous la forme d'une perception.
L'automatisme des perceptions est plus complexe car il fait appel
à un plus grand nombre d'idées organisées. Par exemple l'ordre " Fais
le tour de ta chambre " exécuté par le sujet mobilise des idées organisées
autour de la compréhension et de la réalisation de l'acte ; il s'agit
d'images visuelles et musculaires. En revanche les moqueries de l'assistance
(manifestement l'exemple de Janet renvoie aux exhibitions publiques
dans le droit fil de celles de la salpêtrière) et le sens de cet
acte sont absents du champ de sa conscience. Ainsi les automatismes
de perception s'adaptent plus aux circonstances que les actes accomplis
en état de catalepsie. Le sujet cataleptique est coupé du monde, si
un obstacle s'interpose dans la réalisation de l'acte il reste bloqué
jusqu'à la fin de la catalepsie, incapable de le surmonter pour poursuivre
l'action.
En état de somnambulisme
le sujet a quelques perceptions de son environnement mais celles-ci
sont restreintes à celles s'accordant le mieux à l'idée actuelle autorisant
de cette façon un ajustement minime de l'action. Cette différence
recouvre celle entre sensation et perception. La première, invariable,
contient une série d'images ayant toujours les mêmes caractères l'autre
comprend des éléments multiples. Dans un acte cataleptique il n'y
a pas de résistance, il y a absence de volonté alors que dans l'automatisme
de perception il arrive que des éléments appartenant à une perception
appellent les éléments d'une synthèse opposée.
Ainsi la patiente
Léonie refuse de s'agenouiller car c'est ainsi que son premier magnétiseur
la punissait. Il n'y a pas de véritable liberté mais plutôt opposition
d'une image à une autre. Il n'y a pas de pouvoir inhérent à la suggestion,
les perceptions, qu'elles soient apportées par un tiers ou que le
sujet y soit spontanément exposé dans sa vie quotidienne génèrent
dans les deux cas chez les individus suggestibles des conduites d'un
aspect particulier, propres aux individus faibles.Lorsque
Janet demande à Lucie de lui raconter Ali-Baba et les 40 voleurs il
s'aperçoit qu'au fur et à mesure du récit elle ne raconte plus mais
vit la scène, comme si elle se déroulait sous ses yeux à l'instant
même.
Ces individus
pensent par image et voient tout avec la même netteté. La discussion
est inutile avec eux lorsqu' ils ont une conviction : " Aussi, quelle
que soit l'idée qui remplisse actuellement leur esprit rien n'égale
leur conviction : il n'est au pouvoir d'aucun raisonnement, d'aucune
objection, quelque fondée qu'elle soit, de l'ébranler, car c'est plus
qu'une conviction, c'est l'impossibilité de penser autrement. ". Cette
conviction est la source : " de tous les dévouements et tous les fanatismes
" p 207. La crédulité est une autre facette de ces individus : une
hystérique ayant appris que les personnes atteintes de la même maladie
qu'elles décédaient à la ménopause, arrivée à l'âge critique vingt
ans plus tard se prépare à mourir. Elle étouffe et serait peut-être
morte si l'on n'avait pas dévoilé son secret. Tout ce qui frappe leur
esprit devient vrai pour elles. Leur activité présente les mêmes caractères
que leur pensée : instantanéité et rapidité ; dès qu'une idée est
conçue il faut l'exécuter. Ce que Janet nomme l'idée fixe :
" Combien de sottises, de crimes commis sous l'influence d'un sort
comme conséquence d'une idée fixe " P 211. " L'insouciance des femmes
hystériques est invraisemblable et elle se retrouve dans la conduite
de tous les êtres faibles ou dégradés. " p.208. Exemple : Marie garde
le silence pendant 15 jours alors qu'elle est ordinairement douce
et de bonne humeur. L'accès passé elle ne veut pas en parler et dit
" que ce n'était rien ". Quoique brusque et tenace l'activité de ces
personnes d'apparence spontanée et entreprenante peut être aisément
dirigée par un mot, un signe, une allusion, là où un commandement
provoque une résistance furieuse. " Un mot provoque le rire ou les
pleurs ". P.209.
Au terme de cette
première partie c'est l'automatisme total qu'a exploré Janet, en débutant
par la forme plus frustre, correspondant au champ de la conscience
le plus restreint : l'état cataleptique pour aller graduellement vers
des formes complexes. Au fil de cette progression nous avons vu que
les sujets arrivaient alors à formuler des jugements sur l'état dans
lequel ils se trouvaient. Ce point signe l'émergence d'une activité
unifiante et synthétique de la conscience au milieu de l'automatisme
des images et des souvenirs. Lorsqu'elle se complexifie l'activité
automatique devient moins manifeste, va-t-elle jusqu'à se résorber
dans la conscience ordinaire ou s'agit-il seulement d'une dissimulation
? C'est ce point qui est examiné dans la deuxième partie de l'automatisme
psychologique.
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