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Clément Rosset : L’objet du désir

jeudi 27 février 2014, par psyfph2

Depuis plus d’une centaine d’années le désir est conçu en philosophie comme manque, mais non comme manque d’une chose réelle. La possession de l’objet désiré le destituerait justement, du même coup, de sa place d’objet désirable. Ainsi le mécanisme du désir consisterait-il à délaisser « la chose au profit de ses représentations possibles considérées comme seules aptes à solliciter le désir » (p.43).
Nombreux sont les auteurs soutenant cette thèse, or à y regarder de plus près, elle « pose en son principe un désaccord de base entre le désir et le réel ». Elle établit entre ces deux termes, le désir et le réel, un rapport de répulsion jusqu’à faire de la mise hors circuit du réel le fondement même du désir : « un objet ne pouvant devenir désirable que pour autant qu’il échappe à la zone d’attraction de la réalité ».
Dès lors le désir apparaît « comme peu réel » et le « réel comme peu désirable » (p.43). Au point qu’il devient même délicat de parler « d’objet du désir […] sauf à préciser qu’on entend par là un objet faisant absolument défaut » (p.43). L’ « objet a » de Lacan, ou encore « l’absente de tout bouquet » de Mallarmé (la fleur) n’intéressent que dans la mesure où cet objet « manque à sa place » (p.44).

Cette conception qui révèle à quel point les relations entre le désir et le réel sont devenues mauvaises, est clairement adoptée par la publicité : tel aspirateur est plus qu’un aspirateur, cette voiture plus qu’une voiture, ces chaussures plus que des chaussures... « c’est de cette façon qu’il advient aux produits les plus manifestement indigestes de devenir objets de convoitise - par l’entremise d’un « Monsieur Plus », tel que l’appelait carrément, c’est-à-dire en son nom propre, un récent film publicitaire invitant à la consommation généralisée des cacahuètes » (p.44).

Les objets du désir dans une telle conception renvoient non au réel mais à ce qui l’excède, le dépasse. Ils participent du « pas comme les autres » de « l’en plus ». S’il est difficile de les décrire ces objets ont toutefois pour dénominateur commun d’exercer une fascination d’où ils tirent leur pouvoir d’attraction. Mais d’où vient cette fascination qui fait de cet objet un objet « pas comme les autres » susceptibles d’être désiré ? Le propre de la fascination est le détournement. Elle fixe l’attention sur ce qui est sans importance, à la façon du prestidigitateur dans l’exécution d’un de ses tours. La fascination n’attire que pour mieux dissimuler l’essentiel. Elle capte l’attention sur ce qui n’a pas d’intérêt pour rendre invisible ce qui en serait digne.

On voit ici que la thèse de l’objet désirable par ce qu’il manque toujours à sa place diffère fondamentalement du « manquer de » qui serait à chercher parmi les objets réels . Elle repose en fait sur une dépréciation généralisée du réel qui, aussi vaste soit-il, ne saurait inclure l’objet désirable. Dans une telle conception vient insidieusement se loger l’idée que « qu’il n’y a rien à attendre du monde » (p.45).
C’est dans la même veine qu’un objet ne pourrait être désirable sans la caution d’un autre qui lui-même désire cet objet, désiré à son tour par un autre sujet et ainsi de suite... Cet autrui désirant étant chargé, aux yeux du suivant, d’un prestige exerçant un effet de fascination.
Ainsi, un objet ne saurait à lui tout seul capter mon attention ; il faut pour cela qu’il m’apparaisse comme ayant déjà capté l’attention d’un autre » (p.45). Une sorte de preuve sociale de la désirabilité d’une chose où l’autre paraît d’un certain prestige, le désir étant alors associé au prestigieux et l’amour à l’amour propre. Le désir se trouve alors renvoyé à « la série des sujets susceptibles de s’en porter garants... Il se crée un réseau ininterrompu dépourvu d’un objet susceptible d’y mettre fin. Ces relais dépourvus de terme reposent sur la seule fascination et excluent du même coup l’objet du désir du réel.

Le désir restera ainsi en « souffrance pour cette raison qu’il est sans objet. L’objet du désir est un objet à jamais manquant et l’expérience du désir l’expérience de ce manque même. » (p.47). Une telle conception du désir comme manque a pourtant des références vénérables (Platon) toutefois il existe une différence entre les théories modernes du désir comme manque et celles de la philosophie antique. Si les théories anciennes du désir reposent, elles aussi, sur le manque, ce manque est bien celui d’un objet du monde réel. Ces théories s’appuient en effet, sur une expérience du manque telle que la soif qui est l’expérience du manque d’eau, sans pour autant postuler que le désir est sans objet. Or c’est ce que font les théories modernes et là résident leur originalité. Elles ne posent pas que le désir ait sa source dans le manque d’un objet concevable et descriptible même provisoirement manquant, voire manquant pour toujours.

Si le désir est relié au thème de l’altérité, ici il s’y trouve comme un autre étranger au réel. Cet objet du désir moderne « apparaît comme un "être" qui ne saurait en aucun cas exister ni même être conçu, sauf à ruiner le fragile édifice du désir » (p.47).
La modernité n’avance pas que l’objet du désir est difficilement concevable mais qu’il ne l’est pas du tout, sa réalisation est nécessairement problématique, toute possibilité d’évocation par une représentation réfutée. L’objet du désir n’est plus seulement difficile à concevoir « il ne s’agit plus seulement de justifier de sa non existence ou de sa non possibilité […] il faut s’assurer qu’il ne saurait en aucun cas être conçu ou imaginé » (p.48). « L’Autre avec la majuscule que lui confère Lacan, est le Dieu vénéré par la théologie négative : rien n’est à penser encore moins à en dire ».

Cette théorie du désir qui relègue l’objet du désir hors du réel néglige une donnée toute simple de l’expérience : l’éprouvé de l’appétit. L’appétit n’est pas éveillé par l’autre « mais par mon propre corps non par des objets symboliques mais par les objets du monde réel. » (p.48).Certes désir et appétit n’ont pas tout à fait les mêmes objets ceux de l’appétit ; l’eau, la nourriture...sont bien réels, ceux du désir sont de l’ordre du fantasmatique.

L’amour qui tient du désir n’a pas, comme la soif a l’eau, un tel pendant. Mais cette opposition entre désir et appétit n’est pas aussi tranchée dès lors que l’on considère leur relation au réel, ou plutôt, les conduites qu’ils inspirent (lesquelles peuvent être contradictoires). Que ce soit le désir ou l’appétit ces deux termes impliquent tous deux « une appréciation favorable du réel » (p.49). Le désir ne s’oppose pas à l’appétit « il en est plutôt une sorte de généralisation excessive » « Loin de déprécier le réel, le désir l’apprécie au contraire à un point tel qu’il retarde l’instant de le consommer jusqu’au moment illusoire où il serait en état d’en jouir en entier, n’acceptant un plaisir que s’il s’accompagne d’un aperçu des autres plaisirs possibles » (p.48).
Le réel n’est pas ce qui fait obstacle au désir et au fantasme c’est au contraire lui qui les alimente. Il ne s’agit pas de négliger le rôle du fantasme mais de réfléchir à sa fonction vis-à-vis du réel :

  • amène-t-il à le fuir ?
  • pousse-t-il au contraire à en visiter tous les lieux à la recherche d’une réjouissance analogue provoquée par la réalité ?

Ces deux options invitent à délaisser l’objet convoité mais elles ont pour origine des motivations fondamentalement différentes. La première consiste en une sorte de spleen sans objet celui que précisément les théories modernes s’efforcent d’assimiler au désir pour en faire sa quintessence.La seconde est « le désir proprement dit, dont le seul et permanent objet est le réel » (p.50). L’alliance entre réel et désir se trouve ainsi scellée par leur lien indéfectible au réel. Il faut remarquer que la quête amoureuse a un statut particulier car elle peut consister en un rejet du réel, la recherche d’une griserie de l’irréel. Elle n’est alors qu’un moyen de se prémunir de toute rencontre avec le réel. Dans ce cas il s’agit d’une fuite du réel dissimulée par le sujet sous l’apparence d’une quête d’un objet précieux dont celui-ci tient pour acquis qu’il est hors de ce monde. La figure d’un être aimé "toujours ailleurs que dans ce monde" est un alibi pour celui chez qui l’amour est en fait indésirable. Ainsi se construit un alibi où « le caractère de ceci, c’est-à-dire de tout ce qui existe, se trouve dissimulé par l’affirmation toujours renouvelée du caractère éminemment désirable de « cela » c’est-à-dire peu importe quoi pourvu qu’il soit autre » (p.50).

De telles dispositions montrent en fait l’incapacité à aimer le réel et même l’absence de dispositions pour l’amour, si l’on accepte la définition de l’amour comme étant la tendance qui nous fait aller vers quelque chose plutôt que ce qui nous en détourne. « S’il est à jamais manquant l’objet aimé n’est pas l’indice d’un sourire du réel, mais d’une grimace à son encontre » (p.51). Attendre de vivre un amour « pas comme les autres » autre étant pris ici comme l’ensemble de toutes les relations, existantes et à venir, conduit à conclure que l’histoire d’amour est de toute façon à jamais étrangère au réel.

Fin

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